La courbe du bonheur à Dinard

500 000 personnes interrogées dans 132 pays. Le garçon a bossé dur et s’est un peu documenté pour en arriver à ses conclusions… il a interviewé l’équivalent en terme d’habitants de 100 fois le mégalopole de Dinard ! Quand je dis le garçon, c’est plus que cela il s’agit du professeur Blanchflower David de son prénom, un économiste de renom qui bosse au National Economic Research, un ancien de la banque d’Angleterre, on va dire qu’il est respecté dans ses analyses, le monsieur fait sérieux, du style costume trois pièces bleu marine avec la cravate idoine sur une chemise blanche et je ne parle pas des Churchs parfaitement cirées. Alors que dit David? Il explique que finalement, les personnes commencent globalement à être heureuses en atteignant la cinquantaine et pas avant ce qui va quand même un peu à l’encontre de l’imaginatif traditionnel. Le truc façon pavé dans la mare, t’as 25 ans et tu vas en chier des ronds de chapeaux pendant 20 ans. C’est en fait une courbe en U qui ne commence pas trop mal quand nous sommes jeunes adultes avec quand même un level assez faible mais surtout qui tout de suite continue mal, dans la mesure où cette courbe ne fait que descendre à partir de ce moment là et ce non pas quelques courtes années … mais pendant plus de vingt ans pour arriver à son asymptote basse à 47 ans. Rendez-vous compte que les années d’études supérieures pendant lesquelles vous commencez à mieux aborder la connaissance des choses dans les domaines de la médecine, du droit, de la menuiserie, de la psycho, de la cuisine ou de la couture pour les filles … et j’en passe… cela ne vous amène pas plus de bonheur que cela. Avoir vingt ans… surtout dans les Aurès comme disait René le petit ami de ma mère ne vous rend pas plus heureux que cela. Vous, vous avez à cet âge l’impertinence et la fougue de la jeunesse, vous apprenez, vous comprenez, vous découvrez toutes ces cultures qui forment le monde. Dans votre phase d’apprentissage vous n’oubliez pas de regarder pour bien vous en imprégner, les courbes des hanches des filles ce qui vous met un peu en émoi. Ces mêmes cultures et ces mêmes courbes vous ravissent, et pour autant, il y a David qui vous met une claque derrière la nuque et un coup au moral en vous expliquant que vous n’êtes pas sorti de l’auberge … que durant presque 30 ans de votre future vie, vous allez être moins bien qu’aujourd’hui, vous qui à ce moment-là, étiez juste un peu au fond du trou à gérer votre acné. Ohlalala… vous êtes effondré ! La voisine rousse que vous convoitiez depuis plusieurs semaines a embrassé hier soir votre meilleur ami lors d’une soirée. De fait, énervé et dépité en rentrant du bar dans lequel vous traîniez hier soir avec des potes de fac, vous avez cassé la vitre de votre iPhone 2, le collector dont vous étiez fier et pour couronner le tout, vous vous êtes fait arrêter sans vos papiers par les flics lors d’un contrôle inopiné en rentrant à une heure du mat … et comme on a pas toujours à faire à des lumières de fonctionnaires à cette heure là … vous vous êtes un peu laissé emporté et vous avez fini au poste. Bref, ce matin, le moral est dans les choux-fleurs comme aiment à dire les paysans de Saint Pol de Léon. Du coup vous séchez les cours ce matin et restez sous la couette dans votre chambre d’étudiant de la cité fleurie. C’est donc à la radio ce matin que vous entendez que vous en avez pour 27 ans à descendre dans la courbe du bonheur et … pour couronner le tout, dans la chambre d’à côté, le ptit couple de vos amis étudiants en psycho sont en train de revisiter leurs gammes et de prendre conscience selon toute vraisemblance de la flamme de l’espérance et vous entendez à travers le mur épais comme une feuille de papier à cigarette, des « oooh » des « iii » et des « aaah »… « oh my God » à croire qu’ils jouent une partie à trois. Il ne vous reste qu’une seule solution, l’oreiller sur les oreilles et la dépression. Là vous venez de faire votre première erreur : la dépression est réservée, dixit Blanchflower, à la période 35 – 40 ans et statistiquement, elle est plutôt du domaine des filles aussi ce n’est pas le moment de lâcher prise… l’oreiller pourquoi pas… la dépression pas du tout. Chaussez plutôt vos chaussures de sport et votre habit de lumière et allez courir… ça vous changera les idées.

Vous avez cinq ans de plus et du haut de vos vingt-cinq ans vous venez d’obtenir votre diplôme de philosophie appliquée, vous êtes docteur en philosophie analytique, pas peu fier, vous allez révolutionner les courants de pensée trop empoussiérés à votre avis. Durant ces cinq dernières années, vous vous êtes heurté à la version de David et à sa courbe, vous êtes plein de fougue et de certitudes, vous allez lui montrer au Blanchflower que sa version est erronée. Un sourire barre votre visage, vous êtes heureux d’en avoir fini avec les études et fier de votre parcours estudiantin . Rien ne saurait entamer votre envie de croquer la vie d’autant qu’entre temps, vous avez réussi à conquérir la petite amie rousse aux taches de rousseur sur le nez, elle qui ressemble de plus en plus à Laura Leighton mais sans les tâches, celle là même qui avait dans un premier temps préféré essayer votre pote histoire de s’échauffer sans doute et certainement pour se rapprocher indirectement de vous, elle devait être timide à moins que ce ne soit vous. Elle a su entre temps apprécier les qualités qui sont les vôtres, et notamment votre exceptionnelle qualité de coureur à pied, oui… vous avez eu le temps de vous entraîner tous les matins durant près de cinq ans ceci afin d’éviter d’entendre les voisins trop souvent. Votre corps s’est musclé, votre silhouette affinée, elle a succombé… une équation arithmétique facile, bref tout va bien et votre sourire est indéfectible face à l’environnement extérieur. Votre avenir se profile de façon heureuse, vous avez reçu une réponse positive de Panthéon-Sorbonne afin de pouvoir enseigner, ils vous font miroiter une chaire pour le futur. Vous ne le savez pas, vous ne le pensez pas, mais ce qui semble facile et positif n’est en fait que futures difficultés et inquiétudes. Vous vous croyez heureux, vous vous bernez vous même, vous qui semblez comprendre les courants philosophiques, vous qui semblez apprécier mieux que la majeure partie de vos congénères les choses de la vie… vous vous cachez derrière quelques faits explicites et visibles de tous. Au fond de vous, vous êtes plein d’inquiétudes et de questions sans réponse, vous n’êtes que superficialité. Vous avez la peur au ventre et vous choisissez d’avancer en laissant les grandes questions sans réponses pour vous concentrer artificiellement sur le « facile », sur le « gaie », les plaisirs rapides, ceux qui contentent facilement, une sorte de big Mc qui entouré des frites, vous coupe la faim de savoir et comprendre et vous sustente.

Vous avez quarante-sept ans maintenant. Cet âge où l’on ressent un maximum de pression financière, la plupart d’entre vous ont eu des enfants, ils coûtent cher et vous, vous prenez cher question physique. Pour ceux qui ont eu des enfants, Il faut payer leurs études, leurs vacances et bientôt il faudra mettre de côté pour leur mariage. A cet âge-là, beaucoup ont encore leurs parents, bien souvent il faut aussi s’en occuper eux qui prennent de la bouteille. Moins vaillants, malades parfois, en mauvaise santé quelques fois, il faut pour les ascendants mettre en place une organisation et les surveiller. Pour les descendants, il faut prévoir et conduire, proposer et guider. C’est ce que l’on appelle la génération sandwich. L’essentiel de votre temps en dehors de votre travail est tourné vers les autres, votre propre énergie est dispensée à organiser, vous vous inquiétez pour vos parents et vos enfants et dans tout ça… vous oubliez votre épouse et vous vous oubliez aussi, même si vous vous êtes voté un pré carré avec vos parties de golf entre potes chaque jeudi après midi pour aller jouer contre vos amis médecins et chir-dent. Pour couronner le tout, vous commencez à avoir des minis pépins de santé, un problème récurrent aux genoux vous empêche de courir, les abdo ont cédé la place à un léger « enveloppement », il semble d’après votre assistante que ça vous donne un certain charme. Pour ce qui est du job, de ce côté là ça va plutôt bien, vous n’êtes pas loin d’être au sommet de votre carrière, les gens qui bossent avec vous vous apprécient, et pourtant… et pourtant, au fond de vous il y a quelques chose de sourd qui vous pince le ventre… jusqu’alors, vous étiez excité par les projets professionnels, par cette foutue chaire, par votre volonté d’aller de l’avant et là… si vous regardez un peu derrière vous… finalement, les choses sont un peu statiques depuis ces dernières années, vous ne vous retrouvez pas dans ce plaisir qui était celui de construire. Question pépètes, ça va, vous n’avez en plus jamais eu peur de ne pas avoir de job ou de le perdre, l’avantage d’être fonctionnaire, vous êtes de ce point de vue un chanceux parmi les inquiets. Pour autant, même si vous êtes correct aux entournures s’agissant de rémunération, vous n’êtes pas non plus autonome et votre meilleur ami est votre banquier, sans lui vous n’auriez pas acheté votre appart dans le 9 à Paris et en tant qu’ami, il vous en a collé pour 10 ans d’emprunt encore. Heureusement que vous avez la maison famille de vacances en Bretagne, au bord de la mer à la Fourberie, pour aller vous reposer de temps en temps et prendre le bon air de la mer, c’est encore votre porte de secours quand il s’agit de lâcher la pression, de se vider la tête, regarder la mer a toujours été pour vous un pur bonheur de la vie, ce bonheur là vous en êtes sûr, il est à vous. Sans que ce soit le début de la fin professionnelle à 47 ans, les choses ne vont pas à la même vitesse et vous le savez, vous en avez bien conscience, ce n’est pas à vous qu’on va la faire, c’est là que vous vous rappelez que vous avez un doctorat de philosophie, aussi voyez vous les choses avec plus d’acuité que les autres parfois .. je dis bien parfois car comme les cordonniers, des fois vous êtes les moins bien chaussés. Bien sûr, vous avez des regrets, tout ne s’est pas bien passé comme prévu, mais globalement vous ne vous plaignez pas trop, il ne faudrait pas quand même que vous soyez déclassés au profit d’un plus jeune aux dents longues, même à l’approche de la cinquantaine, il existe des inquiétudes malgré tout. La fin de la quarantaine est donc un max de pression avec des perspectives moindres que par le passé, heureusement, vous avez divorcé de la jeune femme rousse il y a maintenant quelques années et de ce point de vue, ça c’est fait. Plus de tensions, juste une pension. Elle ne voulait pas d’enfant, vous avez encore le temps parmi vos étudiantes de dernière année de trouver une jeune femme avec qui envisager un avenir, voilà un aspect que David Blanchflower ne prend pas en compte dans sa courbe, le renouveau des couples, de fait, il a raison sur le fait que les choses changent passés les 45 ans mais sa courbe en lieu et place de remonter gentiment après 47 ans avec un angle de 45°, cette fois remonte de façon plus raide tout comme sont vos érections. Le plaisir s’en trouve maximisé, les sensations de la vie aussi, l’avenir plus radieux en même temps que le ventre de votre nouvelle amie blonde s’arrondit… oui blonde, maintenant vous vous méfiez des rousses à juste raison. Vous approchez de fait les 50 ans, avec un nouveau sourire collé aux lèvres, vous avez l’espace d’un instant l’impression d’avoir retrouvé une certaine jeunesse, mais vous changez d’idée et revenez sur terre chaque matin en sortant de la douche quand vous vous retrouvez en face de la glace, quel est le con qui a mis une glace à cet endroit?

47 ans en tout cas d’après David, est l’âge où l’on réalise que c’est le début de la fin professionnelle d’où ce point bas dans la courbe du bonheur mais on l’a dit, une fois passé ces fatidiques 47 ans la courbe remonte de façon plus ou moins exponentielle selon la position de chacun et ce pourquoi… parce que on apprend à se satisfaire de ce que l’on a et c’est une situation que l’on pourrait apparenter au début de la sagesse. Vous avez 55 ans maintenant et toutes vos dents, profitez-en, dans quelques années votre chirurgien-dentiste dira que vous êtes son meilleur ami. Le prof de philosophie a 50 ans et des perspectives souriantes devant lui: sa pension alimentaire se termine dans quelques années ainsi que le prêt de son appart rue Bergère. Ses deux jeunes enfants poussent et commencent à galoper et il retrouve le plaisir de les accompagner à l’école, d’ailleurs il a aménagé son emploi du temps pour s’en occuper également le mercredi après-midi… d’un autre côté, avec ses 18 heures de cours par semaine, il n’était pas non plus débordé. Il a laissé tomber la partie de son travail de recherche, pour se consacrer à l’étude de ses enfants selon lui beaucoup plus passionnant que le côté « recherche analytique et statistique » de sa spécialité… son prof de statistiques avait foutre raison, les statistiques sont comme les minis jupes…

Les années passent et votre level de bonheur ne cesse de croître. 10 ans de plus se sont passés, vous en avez 65 et vous êtes encore plus zen, bientôt plus de temps libre, plus de projet individuel, des soucis en moins à se faire de ce point de vue. Les engagements financiers se sont éteints et malheureusement vos parents aussi. Les facteurs extérieurs au bonheur ne sont que peu réactifs à vos revenus et l’adage que l’argent ne fait pas le bonheur est ici tout à fait justifié. Pour autant, David considère que certaines personnes sont plus aptes à profiter du bonheur que d’autres. Des critères favorisants entrent ainsi en jeu. Si vous êtes une femme, mariée, ancienne étudiante, à temps partiel, travailleuse indépendante avec des revenus confortables, vous avez plus de chance d’être heureuse. En revanche, si vous habitez dans une grande ville, sans travail, seule et dans un hlm au chômage, c’est possible mais plus dur… David a du bosser fort quand même pour arriver à ces conclusions! On notera que dans ce dernier cas la religion peut élever le sentiment de bonheur, oui, il est entendu que le curé du coin est meilleur vendeur de rêves que Pierre Bellemare au télé-achat, au sujet des casseroles au revêtement téflon, pourtant dans les deux cas, on parle bien de miracles.

Les années passent encore et vous auriez tort de croire que le bonheur progresse ainsi avec les années à venir. La vieillesse n’est cependant pas si mal surtout si l’on considère les alternatives. La paternité ou la maternité retardent la descente de la courbe passé les 70 ans, car il faut bien affronter les réalités… passé 70 ans, la courbe redescend… mais tenez vous bien… avec un indice de bonheur supérieur néanmoins à celui que vous aviez à 20 ans!

On remarque sur le graph ci-dessus que le bonheur croit avec la richesse mais seulement dans des considérations relatives. Ainsi, David encore lui, constate qu’il faut un minimum de pépètes qui tournerait peut-être aux alentours des 15000 dolls per year, oui David parle Anglais, ce qui tendrait à dire que le niveau de satisfaction comme disent les Stones, peut être le même à Porto Rico ou aux US. On constate par ailleurs que le niveau est plutôt plus élevé que la normale en Amérique Latine et que dans les anciens pays communistes, il est plus bas que la normale… Vladimir Ilitch n’avait semble-t-il pas raison ou disons qu’un paramètre ou deux lui ont échappés. Les pays nordiques ont une prime au bonheur.

Les 70 ans sont passés. La courbe redescend vous laissez maintenant couler le temps, vous regardez autour de vous, et vous mettez de côté les problèmes de santé, il y a mieux, il y a votre entourage à commencer par vos enfants et même le prof de philo qui a encore de jeunes enfants prend son temps pour les regarder. Ils sont l’essentiel, ils sont le sel. Vous, vous sentez las, mais au fond de vous brille un feu qui n’a cesser de vous accompagner et qui aujourd’hui brûle à tout va et illumine votre regard sur votre compagne et sur vos enfants.